Inutile tourisme de la misère

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Dans le bidonville de Kibera, Kenya © AFP  Dans le bidonville de Kibera, Kenya

Les visites de bidonvilles ont le vent en poupe. Le dirigeant associatif kenyan Kennedy Odede, originaire d’un quartier défavorisé de Nairobi, pointe les méfaits de ce tourisme bien intentionné.

Le tourisme de la misère [en anglais, slum tourism ; littéralement, “tourisme des bidonvilles”] ne date pas d’hier : à la fin du XIXe siècle, déjà, les  New-Yorkais fortunés défilaient le long du Bowery et dans le Lower East Side pour voir “comment vit l’autre moitié [nom d’un célèbre travail photographique du pionnier du photojournalisme Jacob Riis sur les conditions de vie dans les bidonvilles de New York dans les années 1880]”.

Mais, aujourd’hui, avec à la croissance rapide des populations urbaines dans les pays en développement, il est plus facile et plus prisé que jamais de constater la misère par soi-même. Les hauts lieux de ce “tourisme” sont Rio de Janeiro, Bombay – grâce au film Slumdog Millionaire – et mon quartier de Kibera, un bidonville de Nairobi qui est sans doute le plus grand d’Afrique.

Le tourisme de la misère a ses défenseurs, qui disent qu’il favorise la prise de conscience des problèmes sociaux. Et qu’il est une bonne source de revenus pour soutenir l’économie locale.

Mais le jeu n’en vaut pas la chandelle. Le tourisme de bidonville transforme la pauvreté en spectacle, en expérience que l’on peut vivre un moment avant de s’en extraire. Les gens pensent avoir vraiment “vu” quelque chose – et puis ils retournent à leur vie et nous laissent, moi, ma famille et mon quartier, exactement là où nous en étions avant leur visite.

J’avais 16 ans lorsque j’ai vu pour la première fois un circuit du bidonville. J’étais devant ma maison de neuf mètres carrés, occupé à faire la vaisselle, contemplant tous les ustensiles avec envie car je n’avais pas mangé depuis deux jours. Tout à coup, une femme blanche m’a pris en photo. Je me suis senti comme un tigre en cage. Mais, avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, elle était partie.

A l’âge de 18 ans, j’ai fondé une association qui s’attache à apporter éducation, santé et services économiques aux habitants de Kibera. Un jour,  une documentariste grecque est venue m’interviewer sur mon travail. Alors que nous arpentions les rues, nous avons vu un homme âgé déféquer en public. La femme a alors sorti sa caméra et lancé à son assistante : “Hé­, regarde ça !”

Pendant quelques instants, j’ai vu mon quartier à travers son regard : excréments, rats, sous-alimentation, maisons si proches les unes des autres que personne ne peut respirer. Et j’ai compris que je ne voulais pas qu’elle voie cela ; je ne voulais pas lui donner l’occasion de juger mon quartier à sa pauvreté – une réalité que peu de touristes, aussi bien intentionnés soient-ils, sont en mesure de comprendre.

D’autres habitants de Kibera ont emprunté un tout autre chemin. Un de mes anciens camarades de classe a monté une agence de tourisme. Un jour, je l’ai vu conduire un groupe dans la maison d’une jeune femme en train d’accoucher. Ils sont restés là, à la regarder hurler. Puis le groupe a poursuivi sa visite, les appareils photo pleins d’images d’une femme en proie à la souffrance. Qu’avaient-ils appris ? Et qu’y avait gagné cette femme ?

Soyons honnêtes : beaucoup d’étrangers viennent dans les bidonvilles dans l’espoir de comprendre la pauvreté, et ils en repartent avec ce qu’ils pensent être une meilleure compréhension de nos vies de misère. L’espoir, dans l’esprit des visiteurs et des organisateurs, c’est que cette expérience incite les touristes à agir une fois rentrés chez eux.

Mais il est tout aussi probable que la visite ne débouche sur rien. Après tout, observer des conditions de vie comme celles de Kibera est bouleversant, et j’imagine que de nombreux visiteurs se disent qu’avoir été le témoin de pareille misère est bien suffisant.

Et d’ailleurs ils n’ont pas vraiment de contact avec nous. Hormis un commentaire occasionnel, aucun dialogue ne s’établit, aucune conversation n’est engagée. Le tourisme de la misère est un phénomène à sens unique : ils repartent avec des photos, nous y perdons un peu de notre dignité.

Les bidonvilles ne disparaîtront pas parce que quelques dizaines d’Américains et d’Européens y auront passé une matinée. Il existe des solutions à nos problèmes ; mais ce ne sont pas les visites guidées qui les apporteront.

Note :Kennedy Odede est directeur général de Shining Hope for Communities, une organisation d’aide sociale, et étudiant en premier cycle à la Wesleyan University (Connecticut, Etats-Unis).


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